vendredi 30 juillet 2010

le français sauce wasabi (part 3) : dance with japaneese

Tant que je suis dans une passe "Bienvenue au pays du Soleil Levant", et étant donné mon activité de danseuse à temps partiel (cf l'intermède précédent), je ne pouvais pas passer à côté du phénomène Butô, ou butoh (comme vous voulez).
Parce que si si (non! on se tait svp...) j'ai même réussi à trouver un lien avec ma thématique initiale : la langue française. Vous verrez ça en temps voulu. Bon ok, je vous l'accorde, c'est un peu tiré par les cheveux. Mais les gars de Sankai Juku n'en ont pas et donc ne m'en voudront pas. Donc j'assume le côté prétexte et entre dans le vif.


Au départ...

Donc au départ, les japonais avaient le kabuki (suivez un peu les gars!).
Mais le kabuki c'est quand même très très ancien et du coup assez figé au niveau thématique. Et entre temps, il y a eu Hiroshima. Et Hiroshima, c'était pas de la roupie de sansonnet, comme tout le monde le sait.
(là, j'aurais pu par contre vous faire une petite parenthèse sur l'origine de l'expression "roupie de sansonnet", qui n'a de rapport ni avec le fric d'un indien ou d'un indonésien, ni avec un volatile quelconque, comme tout le monde ne le sait pas, mais c'est très bien expliqué ici).

Hiroshima donc. Les codes du théâtre et de la danse traditionnels ne suffisaient pas à rendre compte de ce type d'horreur et de ses conséquences. Et il y avait un besoin pressant d'une nouvelle identité artistique et culturelle. Besoin de se positionner par rapport au passé, mais aussi par rapport au présent et à la forte occidentalisation du Japon. Le terreau était donc cuit.

Alors, tadaaaaaam, il y a eu un gars, dans les années 50, Tatsumi Hijikata il s'appelait. Il aurait bien pu être le futur père d'un adolescent chanteur de Visual Kei parce que sa bibliothèque était pleine de livres d'auteurs français. Et pas des moindres : Jean Genet, le Marquis de Sade, Antonin Artaud, Lautréamont... pas de la petite bière quoi (voilà voilà voilà...le lien thématique, c'est fait. Quant à l'origine de l'expression sus-évoquée, tant qu'on y est, c'est). En plus, il avait fait des stages avec des danseurs occidentaux et s'en était retrouvé tout retourné.
Alors, un beau matin devant son thé fumant, il a décidé de dénoncer la décadence des valeurs ancestrales et la supercherie des modernités (pour les références, zavez qu'à googler). Et vu que dans ce domaine il y avait de la matière, et comme son truc c'était la danse, et bien il a commencé par là pour foutre un peu le bordel. Normal.

Pour tout vous dire, au départ, le terme butoh était utilisé pour parler des danses importées de l'occident comme le fox-trot, le ballet ou encore le tango. Du coup, Hijikata, qui voulait indiquer que sa danse n'avait rien à voir avec ce qui se faisait à l'époque au Japon, a utilisé le terme "butoh" pour ses trucs à lui. Mais en même temps, ce qu'il faisait était qd même vraiment plus dark que le fox-trot. Donc il a rajouté "ankoku" qui signifie "extrêmement sombre". Comme ça on était prévenu et il n'y avait pas de raison d'appeler le service après-vente.

Et il avait bien fait, parce que les thèmes qu'ils proposaient étaient quand même tout ce qui était inmontrable en public à l'époque : sexe, mort, maladie, ... Mais bon, vu que l'impensable s'était réalisé, il fallait marquer un grand coup et montrer aux gens qu'ils ne vivaient pas dans un monde peuplé de petits lutins. C'est comme ça qu'est né Kinjiki, en 1959 : performance sans musique (excepté un air d'accordéon au début et à la fin), sans décor, et traitant des thèmes de l'homosexualité et de la pédophilie, avec un poulet étouffé par les cuisses d'un des danseurs et des tas d'autres trucs du même acabit. Considéré comme iconoclaste, il fut banni de la All Japan Modern Dance Association et considéré comme un "danseur dangereux" (sic).

Mais il n'en resta pas là. Et avec un pote à lui, Katzuo Ono, ils allaient construire les bases de ce qui allait devenir un nouveau langage chorégraphique au Japon, and all over the world.
(Katzuo Ono, c'est le gars qui se fend la gueule sur la photo ici à côté)
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Génération buto

Alors à quoi ça ressemble au final, cette "danse des ténèbres"?
Tatsumi Hijikata s’inspira des gestes quotidiens des paysans dans les rizières, des femmes âgées ou encore des prostituées, mais aussi d’une de ses sœurs handicapée pour façonner le corps du Butô : pieds en-dedans, bassin près du sol, visages grimaçants, yeux révulsés, corps recroquevillés. (réf.)
Vous imaginez des gars (la plupart du temps) et des nanas (de plus en plus quand même) tout peints en blancs, les cheveux rasés (enfin pas pour les filles, parce que aaaah les cheveux des filles... enfin demandez à Toto, il vous expliquera mieux que moi), et avec presque pas de costume. C'est pas tout le temps comme ça, mais souvent quand même... c'est ce qu'on appelle une tendance. Leurs performances consiste à gigoter comme des épileptiques fatigués en faisant grimacer tout leur corps, jusqu'aux doigts de pieds. On dirait en quelque sorte de grands bébés qu'on aurait plongés vivant dans des bocaux de formol, puis filmés dans leur lente agonie par asphyxie avec une caméra 120 images/seconde (arrêtez de ricaner svp, ça va attirer l'attention des voisins). Ou pour les cinéphiles courageux, c'est du Enter the Void, avec les couleurs qui flashent en moins (là c'est surtout une private joke).
(parenthèse) Bon, après ça, on va encore me dire que je descends tous les sujets que j'évoque. Ce qui est faux! Ceux qui me connaissent savent que je ne vanne que les gens que j'aime. Et donc si je prends la peine de traiter un sujet, c'est qu'il me tient à cœur au minimum, voir me fascine au plus haut point (fin de la parenthèse)
Donc, le butoh, ça n'est pas fait pour vous changer les idées au milieu d'une semaine cafardeuse, pour cela, y a Dr Who par exemple. Ca fait grincer les dents, c'est ironique voire caustique, dérangeant, rugueux, monstrueux ou grotesque. Un peu comme si on avait taxidermé les oiseaux du lac des cygnes. If you know what I mean.

Petite tournée des grands ducs :

Tout d'abord, Carlotta Ikeda. C'est un peu la grande sœur du genre. Une de ses particularité est d'avoir créé une compagnie composée entièrement de femmes (ce qui n'est pas courant dans le butô, contrairement à la plupart des styles en danse) : Ariadone. Dans la vidéo qui suit, elle est encore dans le "pure style".



Par la suite, elle prendra des libertés et ajoutera légèreté et humour à ses compositions, avec une dimension visuelle plus ludique. Plus que la critique de la danse traditionnelle orientale et occidentale, c'est leur essence qu'elle va tenter d'atteindre en les interrogeant.
« elle est capable de se métamorphoser en une figurine de cire, en marbre, en terre, en insecte, démon, sorcière, chien, bébé, cadavre. Son sourire est le sourire d'un fantôme, d'une vieille femme, d'une poupée, d'une pierre, d'une jeune fille, d'un vent ; la solitude d'une âme lorsque toutes les créatures se sont tues devant le mystère de l'existence, le tremblement du néant de celui pour qui le sourire est la seule résistance possible » (Hijikata - en fait là il ne parlait pas de Carlotta, mais ça s'applique bien à elle aussi, alors...)
Autre Compagnie super connue, Sankai Juku. Comparé au côté dépouillé et brut des "puristes", leur scénographie et le travail sur la lumière sont particulièrement travaillés, ce qui donne un côté plus fantastique à leurs spectacles. Toujours superbes, leurs chorégraphies sont de la pure poésie en mouvement :



Ils ont vraiment contribué à la propagation du butoh, en le rendant moins abrupt et par là plus digeste pour un public non-averti. De nombreuses créations se sont d'ailleurs calquées sur leur esthétique.

Par exemple, 0.618, la première Cie de butoh mexicaine (extrait de Huesos Rotos ici).


Mais bon...

Alors c'est vrai que parfois, mes bornes ont des limites. Et je me demande si ce que j'ai devant les yeux ne tient pas avant tout de la simple reproduction de procédé pour le plaisir de vouloir choquer. Et le fait est que ça ne choque même plus. C'est juste gonflant.
Le butoh n'est pas une danse codifiée comme le ballet classique ou les danses de salon. Justement.

Parce que bon, ce qu'on oublie, c'est que dans les années 20, Mary Wigmann faisait déjà ça finalement :



et là je laisse la conclusion à Marc Maurice :
Pour moi la danse est un art de vivre. Sans danse, je ne vis pas. Sans vie, je ne danse pas. Je me suis très vite rendu compte que la danse contemporaine avait de gros problèmes. Il a fallu faire un coup de balai. Je vous rappelle que ça fait 600 ans que l'on danse en rythme sur des mélodies. Alors j'ai dit zut! (Marc Maurice Bejard, à propos de son spectacle Arythmie)